22

Pleure, papillon, pleure…

Le papillon volait en zigzag, comme s’il avait le plus grand mal à s’orienter. Peggy Sue comprit qu’il essayait de sortir de la zone éclairée par le soleil miniature. Une fois perdu dans l’obscurité, il cesserait de projeter une ombre sur le sol, et les hommes le laisseraient tranquille.

Hélas, les guerriers avaient éventé sa stratégie. Une ligne d’archers s’était postée à la lisière de la nuit. Chaque fois que le lépidoptère tentait de s’approcher de la zone nocturne, ils levaient leurs arcs et lançaient vers la voûte des bordées de flèches couronnées de flammes. L’insecte était alors contraint de faire demi-tour sous peine de se brûler les ailes.

Peggy et ses amis assistaient à ce pénible spectacle avec une rage impuissante.

Brusquement, comme s’il en avait assez de ces persécutions, le papillon perdit toute couleur. L’espace d’une seconde, Peggy Sue crut qu’il allait se rendre invisible, mais il s’agissait d’autre chose. À peine était-il devenu blanc qu’une poudre fine et glacée se détacha de ses ailes pour remplir l’espace intérieur de la caverne.

— De la neige ! s’exclama la jeune fille lorsqu’un flocon se posa sur le bout de son nez.

— Ce sont ses larmes ! aboya le chien bleu. La neige… C’est la tristesse du papillon !

Les battements d’ailes de la bête éparpillaient les flocons aux quatre coins du paysage en une tourmente qui semblait ne jamais devoir finir. En l’espace d’une minute, la température chuta de 25°. À présent, de la vapeur s’échappait de la gueule du chien bleu, et Peggy sentait l’onglée lui mordre cruellement les doigts. Elle s’aperçut qu’elle grelottait. Ils n’étaient, ni les uns ni les autres, habillés pour affronter cet hiver imprévu.

Les bourrasques neigeuses éteignirent les torches et les flèches enflammées. On ne pouvait garder la tête levée sans être aveuglé.

— Si ça continue à tomber comme ça, grogna le chien bleu, la lande sera recouverte d’ici une heure.

 

Il devenait urgent de se trouver un abri si l’on ne voulait pas mourir de froid. Sean conduisit ses amis sous les frondaisons d’un boqueteau de bananiers. Les arbres grelottaient autant que les humains. Des frissons agitaient leur écorce. Les adolescents se serrèrent les uns contre les autres de manière à former une masse compacte offrant moins de prise au vent glacé.

— J’ai un problème, balbutia tout à coup Sébastian d’une voix déformée.

— Que dis-tu ? gémit Peggy.

— L’eau, qui maintient soudés les grains de sable dont je suis composé, est en train de geler, bredouilla le garçon. Dans dix minutes, je ne pourrai plus bouger… Je suis en train de me transformer en statue de glace. Peggy… Oh ! Je suis désolé…

La jeune fille s’empressa de saisir les mains de Sebastian. Elle eut l’impression de toucher une sculpture de marbre. Les doigts du jeune Mexicain étaient durs comme la pierre.

— Oh ! non ! gémit-elle. Ne me laisse pas !

Le garçon essaya de dire quelque chose, mais ses mâchoires ne pouvaient déjà plus remuer.

— C’est fichu ! constata Sean. Si on le déplace, on risque de le casser. Il a gelé. Bon sang ! Je ne sais pas ce qu’on peut faire.

— Allumons un feu ! décida Peggy. Vite ! Profitons de ce que les brindilles sont engourdies pour les enflammer.

Sean se dépêcha d’obéir. Il claquait des dents, lui aussi.

A la hâte, il improvisa un fagot avec les débris d’écorce et les feuilles tombées qui traînaient sur le sol. Il s’escrima ensuite à battre du briquet pour enflammer ce maigre bûcher. Par bonheur, les débris acceptèrent de brûler. Ils produisaient une fumée âcre, mais leur chaleur était la bienvenue. Peggy, Sean et le chien se rapprochèrent du bivouac pour protéger les flammes du vent. La gifle des flocons leur mordait les omoplates, la nuque. Chaque battement d’aile du papillon décuplait la tourmente.

« Il a voulu punir les hommes, songea Peggy Sue. La neige va le protéger tant qu’elle tombera. Ainsi, les chasseurs chercheront un refuge et cesseront de le poursuivre. »

— C’est bizarre, marmonna Sean Doggerty. On dirait que la chaleur du feu diminue. Regarde ! Je touche les flammes avec mes doigts et je ne ressens aucune brûlure.

— Exact, fit Peggy en plongeant sa main dans le foyer. C’est… c’est idiot à dire, mais je crois que le feu est en train de geler, lui aussi.

— Encore l’un de ces fichus maléfices ! aboya le chien bleu.

Les yeux écarquillés, ils se penchèrent au-dessus du maigre bûcher dont les flammes prenaient un aspect laiteux.

« Du verre, pensa Peggy Sue. On dirait du verre dépoli. »

Les flammes cessèrent bientôt de danser pour se figer en une sculpture cristalline et vitreuse n’émettant plus le moindre atome de chaleur.

Peggy se tourna vers Sébastian pour le secouer ; elle crut toucher un bloc de béton. Le garçon était désormais plus raide qu’une statue plantée sur un piédestal.

— Si ça continue, mes crocs vont éclater comme du verre ! pleurnicha le chien bleu.

Peggy Sue luttait de toutes ses forces contre le désespoir qui menaçait de l’envahir.

— On ne peut pas rester là, fit observer Sean. La neige va nous recouvrir. Il faut descendre dans le vallon et se retrancher dans une grotte. Il y en a une, plus bas.

— Je ne veux pas abandonner Sébastian ! cria la jeune fille.

— Il ne risque pas grand-chose, lança l’Irlandais. Dans l’état où il est, il ne peut plus rien lui arriver. On le retrouvera sans mal. Viens ! ou nous allons geler comme les flammes de ce feu.

La mort dans l’âme, Peggy Sue se laissa entraîner par Doggerty. Le froid lui coupait le souffle.

« Si je respire trop fort, se dit-elle, ma langue va geler dans ma bouche ! »

Instinctivement, elle toucha ses cheveux, persuadée qu’ils étaient devenus cassants.

A demi aveuglée par les flocons, elle tituba jusqu’à la grotte signalée par Sean. La cavité n’était guère profonde, mais elle leur permit d’échapper aux rafales qui labouraient la lande.

Les arbres éclataient avec un bruit de vitrine brisée. L’herbe chatouilleuse avait gelé, elle aussi ; ses brins ressemblaient désormais à des piquants d’oursin. Ils craquaient sous la semelle.

Peggy Sue se recroquevilla au fond de la caverne. Elle se retenait de pleurer pour éviter que les larmes ne figent sur ses joues.

 

*

 

La tempête souffla plusieurs heures. Quand les flocons cessèrent de tomber, le froid subsista, intense. Un froid maléfique qui n’avait rien à voir avec tout ce que Peggy Sue avait connu à la surface de la Terre. Ici, dans ce territoire où régnait la magie, on devait s’attendre à tout, les adolescents en avaient conscience.

Lorsqu’ils quittèrent la caverne, la jeune fille chercha du regard la silhouette de Sébastian. Sur la plaine recouverte d’un épais manteau blanc, elle distingua une espèce de bonhomme de neige.

« C’est lui ! pensa-t-elle. Pourvu que je puisse le récupérer avant de quitter le royaume souterrain. »

 

*

 

À force de zigzaguer à travers la lande, ils atteignirent un village composé de huttes rudimentaires qui croulaient sous la neige. Les habitants les dévisagèrent d’un œil maussade.

— Peggy Sue, entendait-on chuchoter, Peggy Sue… C’est à cause d’elle que nous en sommes là.

L’accusation était injuste !

« Jamais je ne leur ai conseillé de sauter dans l’abîme à la suite du papillon ! songea l’adolescente. Je les trouve gonflés. »

Là aussi, le feu de camp avait pris l’aspect d’une sculpture de verre. Peggy remarqua que les enfants s’en approchaient pour casser les flammes en petits morceaux. Ils glissaient ensuite ces débris dans leur bouche et les suçaient. Elle demanda à l’un des gosses pourquoi il agissait ainsi.

— Quand ça fond, ça devient chaud, expliqua confusément le petit garçon. C’est comme si on buvait du lait bouillant.

Interloquée, Peggy Sue décida d’essayer. Elle réalisa que le mioche disait vrai. Le morceau de flamme gelée qui fondait sur sa langue lui emplissait peu à peu la bouche d’une eau brûlante à la saveur lactée.

C’était curieux, bien sûr, mais il ne fallait pas crier au miracle pour si peu. Le royaume d’en bas regorgeait probablement de mystères encore plus stupéfiants.

Elle fit part de sa découverte à Sean.

— Bizarre, grommela celui-ci. Sucer de la glace pour se réchauffer… On aura tout vu !

 

Le garçon essaya de troquer de menus objets contre des vêtements, de la nourriture ; mais on le repoussa. Un groupe d’hommes se forma, qui criaient des insultes et montraient le poing.

— Tu ne connais donc pas le dicton ? grogna l’un d’eux. Si tu as faim, mange ton chien !

— Je propose que nous ne nous attardions pas ici, gémit le chien bleu. Ces gens ont des goûts culinaires détestables.

 

Les trois amis s’éloignèrent du village. Peggy Sue distribua les morceaux de flammes gelées qu’elle avait ramassés près du bivouac.

— Ça a un parfum de lait caillé, marmonna Sean, la bouche pleine. Mais c’est bouillant, c’est tout ce qui compte.

Comme le chien bleu s’enfonçait dans la neige jusqu’au poitrail, Peggy le prit dans ses bras et le serra contre sa poitrine. Les dents du pauvre animal claquaient tellement qu’elles faisaient autant de bruit qu’un sac de billes secoué en tous sens.

 

— J’ai une mauvaise impression, haleta Sean Doggerty. Au fur et à mesure que nous nous rapprochons de la montagne, le froid augmente…

— Exact, avoua Peggy. Je pense que le papillon agit ainsi pour se protéger des humains.

— Si la température continue à descendre, nous ne pourrons pas continuer, balbutia le garçon. Nous ne sommes pas assez couverts. Jusqu’à présent, il faisait plutôt chaud dans la caverne. Le climat y était tropical. Aucun d’entre nous n’a pensé qu’il lui faudrait affronter un hiver aussi brutal.

Un oiseau albinos passa en rase-mottes au-dessus de leur tête.

— Brutal ! cria-t-il d’une voix qui imitait à la perfection celle de Sean Doggerty. Hiver aussi brutal !

A peine ces mots étaient-ils sortis de son bec qu’ils gelèrent dans l’espace et tombèrent sur le sol sous forme de lettres de l’alphabet sculptées dans la glace.

— Hé ! Qu’est-ce que c’est ? balbutia Peggy en se penchant.

Mais elle eut la surprise de voir ses propres paroles se solidifier aussitôt dans l’air glacé. L’espace d’une seconde, la phrase resta en suspens dans le vide, tel un assemblage maladroit, puis les lettres qui la composaient tombèrent en vrac dans la neige. L’adolescente les effleura de l’index.

— On dirait un alphabet pour enfants apprenant à lire, fit-elle. Des lettres… Des lettres moulées dans de l’eau gelée.

Plus elle parlait, plus l’espace se remplissait de nouveaux mots qui s’entrechoquaient avec des bruits de glaçons. Les abécédaires de givre s’accumulaient à ses pieds. La stupeur la fit reculer.

— Que va-t-il se passer si nous continuons à avancer ? demanda-t-elle au chien bleu.

— Je ne sais pas, avoua l’animal. Il se pourrait bien que les pensées se mettent à geler dans nos têtes.

Peggy frissonna en s’imaginant le cerveau envahi de glace pilée !

Les trois amis battirent en retraite.

— Il faut entrer en contact avec le papillon, proposa la jeune fille. Lui adresser un message télépathique. Avec un peu de chance, il acceptera de me recevoir.

— Ça me paraît une bonne idée, fit le chien. De toute manière, nous ne pouvons pas aller plus loin. A partir d’ici, il fait si froid que tout gèle, même ce qui d’habitude est immatériel. Regarde : les oiseaux blancs fuient la montagne. Ils ont peur d’être pétrifiés par l’hiver.

— Aide-moi ! ordonna Peggy. Si nous joignons nos forces mentales, nous aurons davantage de chance d’être entendus.

— D’accord, dit le chien. J’espère seulement que nos pensées ne vont pas geler dans l’air comme les mots qui sortaient de ta bouche.

Peggy ferma les yeux et se concentra. Elle n’avait pas le choix. Il fallait que l’atmosphère se réchauffe avant que les gens ne commencent à mourir.

« Papillon, pensa-t-elle, je ne suis pas ton ennemie. J’étais sur le nuage quand la forge a explosé. C’est moi qui l’ait fait sauter, avec mes amis, Sébastian et le chien bleu. Je veux t’aider. Je sais que les gens qui vivent sur la plaine te persécutent, mais il y a peut-être un moyen d’arranger les choses. Accepterais-tu d’en parler avec moi ? »

Elle avait du mal à penser. Il lui semblait que sa cervelle était en train de geler dans sa boîte crânienne comme une boule de guimauve égarée dans un congélateur. Elle se dépêcha de tirer de sa poche un fragment de flamme et de le sucer.

— Ça ne marche pas, lui souffla le chien. Je crois que notre message a dû se figer quelque part dans les airs, entre ici et la montagne. J’ai l’impression que mes pensées sont épaisses, que ma cervelle tourne au ralenti.

— C’est le temps… haleta Sean. Le temps est en train de geler, lui aussi. Les heures ne s’écoulent plus à la bonne vitesse. La rivière du temps charrie des glaçons. Quand elle sera totalement prise dans la glace, tout s’arrêtera. Nous serons pétrifiés, prisonniers d’une seconde éternelle !

« Non ! protesta mentalement Peggy. Ce n’est pas possible. Je n’ai aucune envie de passer le reste de l’éternité au fond d’une caverne ! Je veux récupérer mon petit ami et remonter à la surface ! »

La colère la gagnait. Elle rassembla toute son énergie pour lancer un nouveau message au papillon. Elle était si énervée qu’il lui sembla que des étincelles lui sortaient par les oreilles.

 

*

 

Pendant un long moment, il ne se passa rien. Tout ralentissait. Même les oiseaux volaient moins vite.

En fait, ils battaient des ailes si lentement qu’ils auraient dû normalement tomber dans la neige. Les flocons mettaient une éternité à toucher le sol et Peggy Sue se sentait gagnée par le sommeil.

« Le sommeil du temps, pensa-t-elle. Tout se passe comme si quelqu’un avait enfoncé la touche pause sur un magnétoscope. »

Enfin, venant de très loin, une voix étrange résonna dans sa tête. Elle disait :

— D’accord, tu peux venir. Toi, toi seule. Je vais t’ouvrir un chemin au cœur de l’hiver magique. Ne t’écarte pas de ce sentier ou tu te figeras pour l’éternité. Un oiseau blanc va voler jusqu’à toi. Suis-le. Il connaît la route. Viens, nous parlerons.

— Ne peux-tu tout simplement arrêter l’hiver ? demanda Peggy Sue.

— Non, fit le papillon. L’hiver est né de ma tristesse, et je ne puis commander à mes sentiments. L’été reviendra quand j’aurai retrouvé la joie de vivre.

— J’arrive, lança Peggy. Envoie l’oiseau.

— Ne t’écarte surtout pas du sentier, répéta la voix. De part et d’autre, le temps est gelé. Tu te changerais en statue.

 

*

 

Le chien bleu trépignait. Il aurait voulu accompagner Peggy Sue. Il ne pouvait se résoudre à l’idée de la laisser traverser seule le couloir temporel ouvert par le papillon.

— En fait, grommela-t-il, on ne sait rien de cette bestiole. Au début, elle semblait plutôt sympa, mais les humains l’ont tellement enquiquinée qu’elle est peut-être devenue mauvaise. Je comprendrais ça. C’est vrai qu’il faut une sacrée dose de patience pour supporter tes congénères !

— Je n’ai pas le choix, coupa la jeune fille. Il y va de notre survie. Combien de temps crois-tu que nous pourrons encore résister au froid ?

Le perroquet albinos apparut soudain au-dessus de leurs têtes. Ses plumes raidies par le gel produisaient un crissement désagréable lorsqu’elles glissaient les unes sur les autres.

— Je dois y aller, fit Peggy.

— Dois y aller… répéta le perroquet.

— Si tu n’es pas revenue dans une demi-heure je vais te chercher ! déclara le chien bleu d’un ton péremptoire.

Peggy Sue le gratta affectueusement entre les oreilles et s’élança dans le sillage de l’oiseau blanc. Elle s’appliqua à suivre l’ombre que le volatile dessinait sur la neige. Plus il s’approchait de la montagne, plus le perroquet albinos volait lentement, comme si l’air lui opposait une sorte de mur élastique et invisible.

« On dirait que son ombre va geler, songea l’adolescente. Au début, elle se déplaçait normalement, à présent elle frotte sur la neige. J’entends le bruit qu’elle fait. C’est comme une feuille morte filant sur un trottoir. »

Elle respirait avec difficulté. Elle avait du mal à réfléchir. Ses pensées coulaient dans les méandres de son cerveau avec la lenteur d’un miel épaissi par les frimas.

« Applique-toi à mettre un pied devant l’autre, s’ordonna-t-elle. Tu n’es plus en état de faire autre chose. »

Regardant de part et d’autre du chemin temporel, elle aperçut des libellules figées en plein vol, des flocons de neige immobiles. L’oiseau croassa pour la rappeler à l’ordre, et les lettres de glace formant son cri tombèrent sur la tête de Peggy Sue.

Le C de crooaa meurtrit le nez de la jeune fille, lui arrachant un gémissement qui, lui aussi, se matérialisa dans l’espace sous forme d’un alphabet gelé.

 

*

 

L’adolescente atteignit enfin les premiers contreforts de la montagne. Elle avançait à la façon d’une somnambule.

« C’est comme si je marchais pendant mon sommeil », pensa-t-elle en s’ébrouant.

Maintenant qu’elle gravissait la colline, elle se sentait moins idiote. Aux abords du papillon, le temps semblait plus fluide.

Le perroquet la guida jusqu’à l’entrée d’une caverne. L’insecte se tenait là, perché au sommet d’une pierre pointue. Ses ailes pendaient lamentablement. Elles étaient constellées de trous, et brûlées sur les bords. Mais le plus stupéfiant, c’est qu’elles avaient considérablement rapetissé.

Le lépidoptère n’avait plus rien de la créature fabuleuse qui frôlait, jadis, le ventre des nuages et dont l’envergure dépassait celle des avions les plus prestigieux.

Aujourd’hui, il offrait l’image d’une bête souffreteuse, recroquevillée sur elle-même, au bord de l’épuisement.

— Salut, dit Peggy Sue, intimidée. On ne s’est jamais rencontrés, mais c’est moi qui ai fait sauter la forge des Invisibles.

— Je sais qui tu es, fit le papillon d’une voix sourde. Tu es célèbre dans les mondes parallèles pour tes combats contre les fantômes. Tu n’as guère de pouvoirs magiques, mais tu es courageuse et entêtée. Tu n’en as que plus de mérite à triompher. Quand on a des pouvoirs, tout devient un peu trop facile, non ?

— Je ne sais pas, bredouilla Peggy. Parfois j’aimerais en avoir, et parfois non… Je veux rester une fille normale. Je trouve que c’est déjà assez compliqué comme ça. Et puis, avec des pouvoirs, j’aurais l’impression de tricher.

Le papillon agita ses antennes. D’étranges étincelles bleuâtres s’en échappèrent.

— Je ne suis pas ton ennemie, insista la jeune fille.

— Je sais, fit l’animal. Tu as essayé de m’aider, mais il n’en va pas de même pour tes semblables. Ils sont fous, mauvais. Ils me harcèlent. À cause d’eux, je suis tombé malade. Ils m’ont volé mon énergie. Ils se conduisent comme des vampires. Chaque fois qu’ils marchent sur mon ombre, ils me dévorent un peu plus. Regarde mes ailes… Tu vois comme elles ont raccourci ?

— Oui.

— Si je ne me soigne pas, la maladie va empirer. Je vais continuer à rétrécir. Au bout du compte, un matin, je ne serai pas plus gros qu’un timbre-poste. Si fragile qu’un simple courant d’air me fera tomber en poussière. C’est ce qui arrive quand on profite un peu trop de quelqu’un.

— Puis-je t’aider ?

Le papillon s’agita sur son perchoir rocheux. Une poudre argentée s’éleva de ses ailes pour danser dans les rayons lumineux provenant de l’entrée de la crypte.

— Comme on a dû te l’apprendre, lança-t-il, j’ai l’habitude de terminer mon tour du monde annuel par Shaka-Kandarec. Là, je plonge dans le gouffre pour gagner le royaume souterrain… Je ne procède pas ainsi par hasard. La caverne est pour moi une sorte d’hôpital où je reconstitue mes forces. J’y reste tapi jusqu’à ce que mon capital énergétique soit de nouveau restauré. Ici, je suis à l’abri des attaques, je peux cicatriser en paix… Du moins, je le pouvais avant que les humains ne se mettent en tête d’envahir mon domaine pour m’y persécuter.

— Du coup, tu ne peux plus guérir, compléta Peggy. Tu ne disposes d’aucun temps de repos.

— Exact, confirma le lépidoptère. C’est pour cette raison que tu me vois dans cet état.

— Et que faisais-tu pour te soigner ? interrogea la jeune fille. Prenais-tu des… médicaments ?

— Tu ne crois pas si bien dire, fit le papillon. En fait, j’utilisais un remède magique, qu’on ne peut trouver nulle part ailleurs qu’aux confins de la plaine du nord. Ce remède rénovait complètement mes ailes et mon corps. Son pouvoir me rendait neuf.

— Et tu veux que j’aille le chercher pour toi, c’est ça ?

— Oui, mais je ne puis t’y contraindre. C’est une mission extrêmement dangereuse. Et les humains n’ont guère de chance d’en revenir vivants. Tu es brave et généreuse, je ne voudrais pas être à l’origine de ta mort.

Peggy prit une profonde inspiration et dit :

— Si je t’aide, il faudra que tu t’arranges pour tous nous ramener à la surface, c’est d’accord ?

Le papillon hocha sa curieuse tête aux yeux proéminents. Vu de près, comme tous les insectes, il était assez affreux, et l’adolescente se sentait plutôt mal à l’aise en sa compagnie.

— D’accord, fit le lépidoptère. Je vais t’expliquer de quoi il s’agit. Il y a, à l’extrême pointe de la lande du nord, au-delà des brouillards, un château fantôme. Le jour, ce n’est qu’un tas de ruines. Un amas de pierres éparpillées, mais la nuit tout change. Il se recompose. Les blocs se remettent en place.

— Il se reconstruit ?

— Oui, il est comme neuf. Les salles, les appartements sont remplis de meubles, de vaisselle d’or, de tapisseries merveilleuses. Et l’on y croise les fantômes des gens qui vivaient là jadis : de belles dames, des chevaliers, des pages, des troubadours…

— Ce doit être étonnant, souffla Peggy Sue.

— Exactement, confirma le papillon. Tout paraît si réel qu’on finit par oublier ce qu’on est venu y faire. On écoute les musiciens, on danse, on se laisse courtiser par les jeunes gens… et c’est ici que réside justement le piège. On ne voit pas le temps passer. Dès que le jour se lève, le manoir reprend son apparence de vieille ruine ; si l’on est toujours à l’intérieur, on est mis en pièces. Bras, jambes, tête, tout est déchiqueté et expédié aux quatre vents. On est détruit, comme le château, écartelé, haché menu.

— Quelle horreur ! haleta la jeune fille.

— Je préfère être franc avec toi, dit sévèrement l’animal. Tu courras un grand danger car les humains sont faibles et se laissent souvent distraire. Il suffit d’un rien : un air de danse, une chanson… et les voilà qui oublient le principal. Or, comme tu le sais, la durée des nuits est inégale dans le royaume souterrain. Elle dépend des mouvements capricieux du soleil. Si le vent est faible, l’astre roulera au ralenti, et l’obscurité régnera vingt-quatre heures… Si, par contre, la bourrasque souffle fort, le soleil peut faire le tour de la caverne en cinq heures à peine. Il convient de rester vigilant. Le mieux est de placer un guetteur à l’extérieur du château fantôme, il signalera à celui qui est entré dans les ruines le retour de la lumière.

Peggy Sue grimaça. Présentée de cette manière, la mission paraissait fort périlleuse.

— Mais que devrai-je faire une fois dans le manoir ? s’enquit-elle.

Le papillon poussa un long soupir, comme si les remords le gagnaient déjà.

— D’abord ne pas te laisser distraire, énonça-t-il. Les spectres qui hantent le château ne sont pas méchants, mais ils mettront tout en œuvre pour te retarder. Ils s’appliqueront à te charmer, et tu oublieras peu à peu de surveiller le ciel, tu te diras que tu as du temps devant toi…

— Et si je parviens à leur résister ?

— Alors il te faudra trouver où est caché l’œuf du perroquet, et le voler.

— L’œuf du perroquet ?

— Oui. Je ne sais pas où il se trouve. Tous les ans, les fantômes le changent de place. Il est très fragile, et tu devras faire attention à ne pas le casser. Ensuite, si tu réussis à sortir du château avant le lever du jour, tu devras réchauffer cet œuf jusqu’à ce qu’il éclose. En quelque sorte, il te faudra le couver.

— Quoi ? Je ne vais tout de même pas m’asseoir dessus comme une poule !

— Non, bien sûr, mais tu l’envelopperas de chiffons chauds. Tu veilleras à ce qu’il ne refroidisse jamais, sinon le poussin qu’il contient mourrait dans sa coquille.

— Combien de temps avant l’éclosion ?

— Cela dépend. Si l’on chauffe un peu trop l’œuf, on cuit le poussin, et tout est fichu.

— Berrkkk ! gémit Peggy Sue.

— Lors de l’éclosion, l’oiseau fera exploser la coquille. Ensuite, il ouvrira le bec et criera un mot… Une formule magique. Il prononcera ce mot une seule fois, et tu devras le mémoriser, car l’oiseau s’envolera pour ne plus revenir.

La jeune fille se gratta la tête.

— Je suppose que ce mot sera très compliqué… siffla-t-elle.

— Probablement, admit le papillon. J’espère que tu as une bonne oreille et une excellente mémoire, car tu devras courir me répéter ce mot sans en déformer ne serait-ce qu’une syllabe. Dès que je l’aurai prononcé à voix haute, je guérirai. Mes ailes repousseront. Je serai de nouveau fort et beau.

— Formidable, grogna Peggy. Et si je me trompe ?

— Alors je brûlerai vif, et vous serez tous condamnés à finir vos jours ici, dans le royaume souterrain.

— Charmant, marmonna l’adolescente. Je suppose que je n’ai pas le choix ?

— C’est à toi de voir. Je ne veux pas te forcer. Je te le répète, rien ne sera facile.

— Avant, tu te débrouillais tout seul ?

— Oui, mais je ne suis pas humain. Je ne prêtais aucune attention aux fantômes du château, et mon instinct me renseignait très exactement sur la course du soleil. L’œuf, je le plaçais sous mon ventre, et je le couvais sans problème… Aujourd’hui, hélas, je ne suis plus en état de faire un si long voyage, les hommes me harcèleront dès que je ferai mine de sortir de ma cachette. Je deviens de plus en plus froid, l’œuf n’arriverait jamais à maturité. Si je ne me soigne pas, l’hiver de ma tristesse va progressivement figer le temps, et tout ce qui vit à l’intérieur de la caverne se métamorphosera en statue de glace… et cela pour l’éternité.

 

Peggy prit le temps de réfléchir à toutes ces informations. La mission ne serait pas facile, et elle aurait bien aimé être secondée par Sébastian, hélas ! il ne fallait pas y compter.

— D’accord, murmura-t-elle. Je tenterai le coup.

— Si tu réussis, promit l’animal, je vous ramènerai là-haut. En plus, je te donnerai le moyen de te débarrasser définitivement des Invisibles.

— C’est possible ? bredouilla l’adolescente, ébahie.

— Oui, assura le papillon. Je suis le seul à vraiment savoir comment les détruire. Même Azéna, la fée aux cheveux rouges[8], ignore comment s’y prendre.

Peggy ne savait si elle devait croire à cette promesse, mais la destruction des Invisibles était un mobile suffisant pour tenter l’aventure.

— L’oiseau vous guidera jusqu’aux ruines, toi et tes amis, expliqua le papillon. Ne le perdez jamais de vue et posez toujours les pieds là où son ombre est passée. C’est votre seule chance de n’être pas pétrifiés par le ralentissement du temps. Maintenant va, je suis fatigué. Sois vigilante.

Peggy salua son interlocuteur et tourna les talons pour suivre l’oiseau blanc qui s’impatientait.

Dehors, le froid lui parut encore plus vif. Elle fut heureuse se retrouver Sean et le chien bleu.

Elle partagea avec eux les derniers morceaux de flammes congelées qui traînaient dans ses poches, et leur raconta son entrevue.

— Couver un œuf par un tel froid ! grogna le chien, ce sera loin d’être facile !

— Ce qui m’ennuie, avoua Peggy, c’est ce mot magique. L’oiseau le prononcera une seule fois… Si nous le comprenons de travers, ce sera la catastrophe.

— Il faudrait un magnétophone, dit Sean Doggerty, mais je n’ai pas ça dans mes bagages.

— Moi non plus, soupira Peggy Sue.

— A nous trois, nous réussirons sans doute à le mémoriser correctement, assura le garçon. J’ai une assez bonne oreille. Je joue du banjo. Généralement, il suffit qu’on me siffle une mélodie pour que je sois capable de la reproduire sans fausse note.

— C’est bien, fit la jeune fille quelque peu rassurée. Alors il n’y a plus qu’à se mettre en route.

Le Papillon des abîmes
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